Avant de t'aimer
Marchant dans la rue comme une somnambule, Sally Kelton voit un bébé dans un landau et le prend dans ses bras pour le bercer. La jeune femme est arrêtée et mise en cellule. « Comment en suis-je arrivée là ? », se demande-t-elle…
Le début d’Avant de t’aimer (Not Wanted en V.O.) suscite au moins deux étonnements. Le premier est factuel : au générique, la réalisation du film est attribuée à Elmer Clifton, un vieux routier d’Hollywood. En réalité, Clifton eut une crise cardiaque au bout de quelques jours de tournage, et l’actrice Ida Lupino, qui au départ ne devait être que coproductrice et coscénariste, prit son relais dans la foulée. Le nom de Clifton resta, mais il s’agit bien d’un film de Lupino, qui devint ainsi la première femme à réaliser des films à Hollywood depuis la « retraite » de Dorothy Arzner en 1943. Le second étonnement, c’est ce plan inaugural qui montre frontalement une jeune femme remontant, hébétée, la pente de la rue d’une grande ville : d’emblée, une extraordinaire qualité de regard cinématographique s’impose, qui ne quittera plus les trop rares longs métrages que Lupino réalisera. Comme l’écrit Jacques Lourcelles dans son Dictionnaire du cinéma, « aucun cinéaste, à notre connaissance, n’a reçu en partage des dons aussi complets, aussi inexplicables. À moins, bien entendu, de faire entrer en ligne de compte l’hérédité (Lupino descend d’une lignée d’acteurs anglais vieille de plusieurs siècles) ou une faculté d’observation et d’assimilation qui avait eu tout loisir de se développer durant la quarantaine de films qu’elle avait interprétés depuis l’âge de quatorze ans. » De cette histoire d’une « fille-mère » dont la censure voulut empêcher la réalisation, le carton introductif du film précise qu’elle est « racontée cent mille fois chaque année » — mais, en cinéma, elle le fut rarement avec une telle simplicité et une telle sensibilité, jusqu’à la scène finale qui donne à voir une poursuite paradoxale, frénétique, bouleversante et inoubliable. Jean-François Buiré