
L'Enchantement Chahine
Né il y a 100 ans - le 25 janvier 1926 très précisément - à Alexandrie, ville de tous les mélanges et de tous les possibles, Youssef Chahine est aussi un enfant de l’industrie cinématographique égyptienne, la plus puissante du monde arabe. Après un séjour prolongé en Californie, immédiatement après la seconde guerre mondiale, à la Pasadena Playhouse, une école de théâtre et des arts du spectacle, le jeune homme, qui se destine au départ à une carrière d’acteur et danseur, va finalement passer rapidement à la réalisation, puisque son premier long-métrage, Papa Amine, est daté de 1950. À 24 ans, Youssef Chahine devient metteur en scène au cœur d’une industrie où il va s’imposer, au fil du temps, comme une figure très singulière. La longue trajectoire de Chahine qui s’achève pendant l’été 2008 - il disparaît le 27 juillet de cette année-là à l’âge de 82 ans -, en fait la figure majeure non seulement du cinéma égyptien mais aussi de toutes les cinématographies du monde arabe, et même une personnalité publique très célèbre dans son pays.

Cet itinéraire, finalement très singulier, passe inéluctablement par la musique, en particulier parce que la comédie musicale est, surtout dans les années 1950, le genre majeur du cinéma égyptien. Très tôt, Chahine est amené à diriger des scènes chorégraphiées qui mettent en valeur chanteurs et chanteuses. Dans les années 1950, ce sont souvent des films de commande que le cinéaste en devenir accepte pour gagner sa vie mais qu’il réalise avec soin, précision et une certaine élégance. À cette époque déjà lointaine, Chahine réalise notamment deux films, J’ai quitté ton amour et C’est toi mon amour, dans lesquels il met son talent au service d’une des grandes stars de la chanson égyptienne, Farid El Atrache. La mise en scène est essentiellement organisée autour du chanteur. Une contrainte dont Youssef Chahine s’accommode et tire parti pour faire brillamment ses gammes. Dans les décennies qui suivront, la comédie musicale égyptienne, à l’image de l’industrie florissante du cinéma, déclinera inexorablement comme genre majeur. Pourtant, l’auteur de Gare centrale, son œuvre la plus célèbre, ou d’Alexandrie pourquoi ?, premier film autobiographique du monde arabe, reviendra régulièrement au musical, notamment dans Le Retour de l’enfant prodigue (1976), étonnante tragédie avec des chansons qui intensifient le propos très politique du film.

Exposer Chahine, puisque c’est de ça qu’il s’agit ici, revient donc à suivre cette pente musicale qui est l’une des plus belles et des plus vivantes de son cinéma métissé, imprévisible et totalement en prise avec l’histoire de son pays et la propre histoire du cinéaste. Épouser la musicalité du cinéma de Youssef Chahine est donc un impératif catégorique auquel je me suis conformé avec délectation, tant la redécouverte des séquences de ses comédies musicales procurent un plaisir immense qu’il est question de faire partager. Cette exposition suit donc, en priorité, le fil musical que nous contextualiserons autant que possible.

Sans être strictement chronologique - ce qui serait forcément un peu réducteur -, nous évoquerons ainsi les grandes divas du chant, immensément populaires, telles que les Égyptiennes Oum Kalthoum et Samir Gamal, ou encore la Libanaise Yousra. Pas forcément des chanteuses avec lesquelles Chahine a tourné mais des figures essentielles à l’ombre desquelles il a grandi et il s’est affirmé comme cinéaste à part entière. Dans le même ordre d’idées, une séquence de cette exposition sera dédiée à Gene Kelly, idole du jeune Youssef Chahine, forcément marqué par l’âge d’or du musical américain, particulièrement dans ses années d’apprentissage, après-guerre, à Pasadena. Nous nous intéresserons également au contexte historique de l’industrie cinématographique et musicale égyptienne qui a vu naître Youssef Chahine au cinéma. Il sera aussi question des deux villes majeures chères au cœur de l’homme et du cinéaste, Alexandrie et Le Caire. La première, sa ville de naissance, est très liée à sa veine autobiographique qui s’exprime pleinement dans la trilogie d’Alexandrie, Alexandrie pourquoi ?, La Mémoire et surtout Alexandrie, encore et toujours qui comporte de très belles scènes musicales. Le contexte politique, très présent dans le cinéma de Chahine, sera également d’actualité à travers des séquences musicales du Retour de l’enfant prodigue et de certains de ses derniers films, très ancrés dans une Égypte contemporaine, déjà gangrénée par l’intégrisme religieux que le cinéaste a combattu sans relâche jusqu’à la fin.

Tout cela ne doit pas nous faire oublier le cœur de cette exposition musicale, c’est-à-dire les comédies musicales classiques de Youssef Chahine, souvent méconnues en France. Par exemple, La Dame du train, quatrième long-métrage que le cinéaste égyptien réalise en 1955, qui comporte d’impressionnantes scènes musicales. Un sort particulier sera réservé à ce film et à ceux que Chahine a tourné avec Farid El Atrache qui permettra de voir en action son talent de metteur en scène musical. Nous en présenterons de larges extraits sous forme de modules, mis en évidence dans l’espace de cette exposition qui comportera également des photos et des affiches de films. Enfin, Dalida, qui a débuté sa carrière en Égypte et qui a tourné, en 1986, avec Chahine, Le Sixième Jour, aura droit à un traitement particulier. Au total, l’ambition de cette exposition est bien de remettre en lumière l’enchantement que procure le cinéma de Youssef Chahine, plus que jamais essentiel.
— Thierry Jousse
Commissaire de l’exposition, réalisateur et critique de cinéma
En collaboration avec le CNC, Misr International Films et Tamasa Distribution






