Umwelt, de l'autre côté des miroirs
« Loin d’être une captation de plus, ce film entremêle les deux faces du spectacle : le plan frontal vu depuis une salle de théâtre, et celui, invisible pour les spectateurs, de l’autre côté des miroirs. Une réalisation où l’on pourra découvrir et suivre une dramaturgie très différente et rarement observée et cependant complémentaire de celle qui se déroule sur scène. Cette immersion renforce l’impression du temps réel du spectacle et donne à sentir l’urgence et le vertige du minutieux travail d’interprétation collective à l’œuvre au milieu de la tempête. » Maguy Marin et David Mambouch
« Il existe un tableau de Klee qui s’intitule Angelus novus. Il représente un ange qui semble avoir dessein de s’éloigner de ce à quoi son regard semble rivé. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. Tel est l’aspect que doit avoir nécessairement l’ange de l’histoire. Il a le visage tourné vers le passé. Où paraît devant nous une suite d’événements, il ne voit qu’une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d’amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler les vaincus. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si forte que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse incessamment vers l’avenir auquel il tourne le dos, cependant que jusqu’au ciel devant lui s’accumulent les ruines. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès » Walter Benjamin - Thèses sur le concept d’histoire.
Ce qui se voit, ce qui est vu
La pièce Umwelt est construite sur une composition polyrythmique constituée de 420 vignettes figurant une vingtaine d’activités humaines, (manger, s’habiller, porter, etc) d’une durée à peu près égale d’une dizaine de secondes. Ces vignettes sont les fragments extraits en plein milieu d’une activité assez banale dont on n’aura ni le commencement ni la fin. Aucune cause ne pourra être établie à cette action, pas plus que ses conséquences.
Le spectacle Umwelt se déroule dans un paysage horizontal qui dégueule au fur et à mesure de son déroulement en flux plus ou moins importants des éléments du monde dans lequel nous vivons au seuil du troisième millénaire : nature, animaux et humains, chaque milieu est codé, en état perpétuel de transcodage ou de transduction, manière dont un milieu sert de base à un autre ou au contraire s’établit sur un autre, se dissipe ou se constitue dans l’autre. Dominations, corps affectant et affectés entre eux, interférences de toutes sortes, attractions, répulsions, sympathies, antipathies, altérations, alliages, pénétrations, dessinant peu à peu un paysage dévasté par les diverses traces d’activités, rejets, déchets, accumulation de « restes », transformant l’espace en une ruine systématiquement formée par tous dans l’indifférence générale. Un progrès à reculons dont les ressorts nous échappent devant la tempête des inégalités et des injustices qui engendre la catastrophe. Le citoyen assiste, impuissant, à ce désastre sans avoir accès aux structures qui ont permis cet état du monde.
Le spectateur d’Umwelt, lui aussi, assiste à ce désastre frontal spectaculaire sans avoir accès à ce qui a lieu, plus loin à travers les miroirs : ce qui a été agencé et mis en œuvre au plateau pour la réalisation de la pièce.
Ce qui n’est pas vu, ce qui est caché
En fond de plateau, se déroule une autre chorégraphie, minutée au millimètre où chacun joue d’abord pour lui-même : pas de temps à donner pour une attention particulière extérieure à ce qui est à faire, s’attarder pour aider quelqu’un, rêver, tout est compté et chacun, pour ne manquer aucune de ses entrées à la face visible des spectateurs, est tenu à une autonomie implacable, ne peut compter que sur lui-même, dans une sorte de jungle faite d’individualisme et d’ordre qui n’accepte, en principe, aucun pas de côté. Chacun se doit d’avoir des gestes excessivement précis pour saisir ses accessoires, se déshabiller, changer de costume, tout en continuant à suivre pendant ce temps ce qui a lieu à la face, qui est donné à voir au public.
Pour la mise en œuvre de ce travail, et malgré des difficultés liées à la multitude de vignettes, au changement de costumes, au bruit intense de la musique, se sont créés et plus fortes encore que la débrouille individuelle à s’en sortir, des solidarités, des entraides qui ont rendu possible l’articulation de plusieurs entrées, tenues pour impossible à réaliser. Si l’avant-scène donne l’image d’un paysage en déroute, un avenir obstrué par le chacun pour soi, à l’inverse, l’arrière scène porte en elle l’image de ce qui, jusqu’à aujourd’hui n’a cessé de contenir un tant soit peu le malheur : le besoin commun d’agir ensemble pour contribuer au bien-être de tous.
« Le plus utile, pour les hommes, est de s’attacher par des relations sociales, de se soumettre à des liens qui leur permettent de faire de tous un seul ensemble, et, d’une façon générale, de faire tout ce qui rend les amitiés plus solides. »
Spinoza - Ethique - Partie IV Chapitre XII Ce film, loin d’être une captation de plus, entremêle les deux faces du spectacle : le plan frontal vu depuis une salle de théâtre, et celui, invisible pour les spectateurs, de l’autre côté des miroirs. Une réalisation où l’on pourra découvrir et suivre une dramaturgie très différente et rarement observée et cependant complémentaire de celle qui se déroule sur scène. Cette immersion renforce l’impression du temps réel du spectacle et donne à sentir l’urgence et le vertige du minutieux travail d’interprétation collective à l'œuvre au milieu de la tempête.
David Mambouch et Maguy Marin