To Be or Not to Be
Alors que l’armée allemande a envahi la Pologne, une troupe d’acteurs polonais se trouve engagée dans de périlleuses actions de résistance, où leur savoir-faire de comédiens est leur meilleure arme.
Le film le plus connu de Lubitsch aujourd’hui fut, en son temps, le plus controversé, et perdit beaucoup d’argent. Même ceux qui l’adoraient, dans l’entourage du réalisateur, voulaient en faire couper certains dialogues trop « osés ». Mais Lubitsch s’avéra intraitable : il était persuadé d’avoir produit un chef-d’œuvre. Ce film pose la question du devoir : celui, pour un comédien de bien jouer son rôle, pour un soldat de bien faire la guerre, pour une femme d’être fidèle à son mari, pour un Polonais de se battre contre l’envahisseur nazi, mais aussi, à l’inverse, pour un comédien de savoir où commence la vie et où s’arrête le spectacle, pour un soldat de choisir son camp, pour une femme d’assumer sa féminité, pour un nazi d’obéir aveuglément à sa doctrine. Dans un univers de tragi-comédie, les figurants sont des premiers rôles en puissance, à l’image du porteur de hallebarde citant à trois reprises un éloquent extrait du Marchand de Venise de Shakespeare : « Quand vous nous piquez, ne saignons-nous pas ?… ».
Lubitsch traite sur le mode comique un thème qui d’ordinaire provoque la spéculation métaphysique, ou le sentiment tragique de la vie : celui de l’illusion et de la réalité. On aurait tort de ne voir dans ce film qu’un divertissement, bien qu’il en soit un de première valeur. La référence à Shakespeare n’est pas fortuite. De La Mégère apprivoisée à Hamlet en passant par Le Songe d’une nuit d’été, la pièce dans la pièce fut un procédé familier au dramaturge, qui lui permit de mettre en lumière ce problème pour nous très actuel de la recherche de sa propre identité. Que le film ait été tourné en pleine guerre s’explique aisément. Dans le chaos engendré par le conflit, où l’adversaire avait fait du spectacle (défilés, cérémonies, etc) une arme psychologique capitale, chacun tentait de se définir pour ne pas se perdre dans le flot… To Be or Not to Be représente le type même de l’œuvre où le spectacle se confond avec la vie. Fascinant jeu de miroirs où l’un éclaire l’autre et réciproquement, les héros n’étant jamais eux-mêmes, sans cesser non plus d’être totalement. Position périlleuse de moraliste sceptique qui tranche à sa manière le fameux dilemme shakespearien offert par le titre, en le traitant comme un faux problème.— Michel Ciment