Lumière qui s'ombre
Gaëlle Rouard a développé sa pratique expérimentale à l’Atelier MTK qui, depuis Grenoble, a initié un mouvement qui a conduit à la création de laboratoires artisanaux à Paris, Nantes, Marseille… La cinéaste a construit son propre laboratoire dans sa maison du Trièves, véritable outil personnel qui lui permet de travailler l’image argentique de manière singulière. L’originalité du chemin artistique qu’elle emprunte, prend son rythme en arpentant ce plateau, entre le massif du Vercors et celui des Écrins, entre prise de vue et laboratoire, entre la caméra Bolex qui lui permet d’inventer, en marchant, un cinéma à la main, et, à la maison, une tireuse optique qui permet de retravailler les images entre elles.
Dans cette exposition, Gaëlle Rouard présente des paysages sur pellicule argentique. Ce ne sont pas des films mais des tableaux en mouvement. Des boucles sans début ni fin. Il n’y a pas d’histoire, sauf la nôtre face à la vision d’une beauté irréelle et intemporelle fixée sur un support fragile qui s’abime en tournant dans le projecteur en même temps que l’on regarde. Ces tableaux vibrants expriment un rapport à la nature, au paysage, mais aussi au vivant. « D’habitude, quand je montre un film, il y a des spectateurs et je suis là pour projeter le film dont il existe un objet unique. Il n’y a pas de copie du film. Puis, j’interviens encore sur le film pendant la projection.
Généralement, dans une exposition, le projecteur tourne tout le temps, même quand il n’y a personne. J’imagine que cela ne pose pas de problème à un plasticien mais je suis habituée au spectacle vivant et je m’intéresse à qui regarde. Je réfléchis donc à ce que le spectateur peut faire dans cet espace ». La cinéaste relie l’apparition de ces paysages à la présence et au corps des visiteurs. La projection agit sur les spectateurs et réciproquement. En projetant ces images en mouvement dans l’espace d’exposition, elle cherche à situer le visiteur dans un paysage pour faire surgir l’émotion du rapport qu’elle entretient aux images.
Entièrement fabriqué à la main, en utilisant les techniques du cinéma 16mm, le film de Gaëlle Rouard, Darkness, Darkness, Burning Bright (France – 2022 – 73 min – 16 mm) est fait de tableaux en mouvements qui sont autant de miniatures convoquant l’animal, le végétal, le minéral, dans un jeu d’échelles créé par trucages optiques. La cinéaste fabrique des relations entre les êtres et la Nature qui ne correspondent pas à la réalité telle qu’on la voit. Elle fabrique un espace fantastique qui bouleverse l’ordre des choses, mais aussi le temps. Pour cela, la cinéaste tourne en plein jour avec une pellicule très peu sensible (un film de tirage) : l’objectif est grand ouvert et pourtant l’impression est nocturne ?
La cinéaste mobilise plusieurs gestes qui fabriquent une temporalité. À la prise de vue, elle masque des parties de l’image, notamment la partie supérieure du cadre qui n’est pas exposée : le ciel apparaÎt noir, bien qu’il fasse jour dans le reste de l’image. Puis, elle développe le film de tirage en inversible. Le développement de la pellicule couleur nécessite d’être très précis en temps et en température, mais les traitements croisés font dérailler les procédés photochimiques et des solarisations viennent troubler le sentiment de nuit. Ensuite, le travail à la truca (la combinaison entre une caméra et un projecteur), permet à la cinéaste de refilmer ses images dans un jeu de cache contre-cache.
Ainsi, elle travaille la relation entre deux images pour en faire une et, à partir de là, multiplie les strates. Certaines images de Darkness, Darkness, Burning Bright sont composées par 10 surimpressions. Enfin, l’impression nocturne est augmentée par l’incrustation, dans le ciel noir, d’images d’étoiles ou de lunes : la nuit est fabriquée à partir du jour. Le film est un espace réinventé et il appartient à un temps qui n’existe pas.
Au début du travail, ce sont des prises de vues en 16mm. Des images naturalistes que la cinéaste cherche à transformer en une vision qui n’existe pas au préalable mais qu’il faut trouver. Pour transformer ce réel en irréalités, elle creuse les images.
« La première année de travail sur Darkness, Darkness, Burning Bright, je ne me suis pas posé de question. Il s’agissait de répondre à une curiosité technique, si je fais ça, qu’est-ce que ça donne ? En accumulant la matière, la recherche se fait plus précise : qu’est-ce que je peux faire à cette image pour en découvrir une autre ? » Au départ, la question est simplement technique : « Si je fais ça, qu’est-ce que ça donne ? » Il y a de l’instinct dans cette recherche, mais aussi des connaissances issues de la maîtrise technique du laboratoire. Le geste consiste à injecter de la réalité chimique et mécanique pour que les images photographiques deviennent plus irréelles. Très vite, il y a trop d’images, elles sont très chargées, la projection est encombrée. Que faut-il enlever pour arriver à plus de simplicité ? La démarche de Gaëlle Rouard est expérimentale puisque ce sont les essais qui font apparaître une vision qui se nourrit aussi de celles qui ne marchent pas. Le cinéma trouve des ressources en interrogeant ses moyens et c’est réjouissant d’expérimenter que la vision découle d’elle-même et la création de projections : la boucle devient productive ! Projeter des boucles donne de l’espace et du temps à la recherche d’un discernement : que faut-il enlever pour arriver à plus de simplicité ? Si le point de départ, est une succession d’essais techniques, au fur et à mesure des visions, la poésie surgit de la matière et remplace la technique. Si Ia démarche repose sur une grande technicité, l’outil principal du laboratoire est le discernement qui devient l’outil principal de la cinéaste pour construire une vision en enlevant ce qui empêche la poésie d’apparaître.
La (dé)marche cinématographique de Gaëlle Rouard est rythmée de nombreux allers-retours entre prise de vue et laboratoire, beaucoup de tests, d’étapes de travail, de plusieurs générations d’image pour que la lumière forte contraste avec des aplats noirs, comme chez les primitifs flamands. Ici, l’approche expérimentale exprime simplement la beauté trouvant sa plasticité dans la rencontre entre la lumière et la matière pelliculaire, entre la nature et la chimie. — Vincent Sorrel