La Cueillaison d'un rêve
Il est connu du peintre néo-classique Ingres cette phrase : « c’est beau la photographie, c’est même très beau, mais il ne faut pas le dire ». Si, dans cet émerveillement inquiet, il est question de la concurrence que fit au 19e siècle la photographie à la peinture, il est aussi considération de ce que l’image mécanisée faisait du sujet : tout devient digne d’être représenté. La photographie montrait sans hiérarchie le glorieux comme l’humble, l’illustre comme l’anonyme. Et le portrait d’un indigent devint beau comme celui de l’opulent.
Yveline Loiseur fait des photographies d’enfants, d’adolescents, d’adultes au seuil de la vieillesse. Ce sont tous des anonymes qui révèlent leur dignité d’êtres singuliers. Une fillette trempant sa main dans l’eau d’un bocal, deux adolescentes dans le rituel du partage de leur écran de smartphone, un homme âgé dont le profil de médaille se détache d’un mur grêlé par le temps, que peuvent dire ces quelques mots des images de l’artiste ? Ses photographies épuisent le récit pour que nous nous logions dans la scène avec nos expériences et nos narrations personnelles. Car il s’agit bien de scènes et donc de mise en scène : « J’ai toujours été intéressée par la mise en scène photographique, mais travaillant sur le réel à la manière du cinéaste Johan Van der Keuken, dont je partage le point de vue : Le film n’est pas la vie, mais il doit la toucher, c’est une seconde vie. » (extrait d’un entretien public d’Yveline Loiseur avec Michel Poivert, INHA, Paris, 2007).
Yveline Loiseur n’est pas une voleuse d’images. Elle n’arpente pas des espaces de vie collective (le cercle familial, l’école, le logement social) pour saisir l’instant d’un corps qui traverse ou occupe la place. Elle s’y promène, carnet de croquis à la main, pour noter, esquisser des micro-évènements qu’elle y décèle. Elle recueille des postures, des qualités de lumières. Elle observe les relations entre les personnes qui ne se font pas seulement par leurs communications verbales et non-verbales mais aussi par les rapports de couleurs et de matières que génèrent leurs vêtements, par les découpes que font dans l’espace leurs gestes.
C’est ce recueil de sensations terminé qu’Yveline Loiseur envisage la prise de vue. Elle convoque alors ses « personnages » à la manière de Robert Bresson qui considérait ses acteurs comme des modèles, dans un lieu devenu studio par l’ajout de quelques accessoires, tissus, mobiliers, voilages… Elle leur demande une précision du geste, de la posture, sans que nous, observateurs de l’image, ne sachions rien des sentiments et des intentions de la personne, devenue modèle. Par ce protocole, Yveline Loiseur livre des portraits intimes mais distanciés, sans voyeurisme. Des portraits qui rejoignent la notion italienne de ritratto, quand le portrait veut dire le retrait.
Les séries d’Yveline Loiseur, La Vie courante, Written in Water, Le temps qu’il fera… célèbrent notre humanité, notre singularité, notre dignité à être ce que chacun d’entre nous est quand notre personnalité « ne s’affirme jamais plus qu’en se renonçant » (André Gide), ce qui est la condition du « vivre ensemble » en notre époque du selfie qui impose la vanité dans notre rapport à la société du spectacle.
Pascal Thévenet